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La corruption est le prix de tout excès.

Romain Gary – La nuit sera calme, éd. Gallimard, folio.

P27
Le capitalisme n’est pas menacé par la corruption : il se prolonge par la corruption qui a permis aux affaires de se faire, à l’immobilier de démarrer, au plein emploi de profiter de la graisse, aux commandes d’être passées et aux banques de faire la même chose que la Garantie foncière, mais plus habilement. Sans corruption, il n’y aurait pas eu de surplus. Si Allende avait été corrompu, il serait encore au pouvoir. C’est pourquoi les socialistes ont tant de mal, dans le monde : il y a dans l’idéal socialiste cette part de poésie, la « part Rimbaud », sans laquelle il n’y a pas de civilisation, il n’y a pas d’homme et il n’y aurait jamais eu de France, de Jeanne d’Arc, de De Gaulle et compagnie, mais comme cette part de poésie exclut la corruption, parce qu’elle est lyrique, étant réaliste, les socialistes se cassent régulièrement la gueule sur leur propre honnêteté. Les Etats-Unis sont aujourd’hui un pays où la part de corruption a créé une prospérité matérielle extraordinaire. C’est pourquoi toute la puissance là-bas est aux mains des avocats : le but est de contrôler la loi légalement, d’instaurer une société paralégale qui se situe entièrement dans des trous spécialement aménagés par la loi dans ce but. Je ne parle pas seulement de pétroliers du Texas ou ailleurs, qui sont dispensés de tout impôt, je parle de tout le système. J’ai demandé un jour à un milliardaire américain s’il accepterait de payer quinze pour cent d’impôt et il m’a répondu non, avec un beau sourire, parce que par le jeu des sociétés, il payait bien moins que quinze pour cent. Il est évident qu’une société qui a besoin d’avocats à tout bout de champ, comme c’est le cas en Amérique, est une société où les lois elles-mêmes sont prévues avec une marge de corruption légale.

...Je pense qu’il vient un moment dans la vie d’un système politique, en U.R.S.S. par exemple, ou en France pendant l’Occupation, ou face au délire bureaucratique, où la corruption devient un réflexe de santé et de défense populaires, où elle devient plus honnête que le système. Les systèmes sont devenus aujourd’hui d’une telle puissance écrasante, face à l’homme sans défense – ce qui est une trahison de tout idéal social -, que la corruption du système devient la seule chance ouverte à l’homme.

P60

Tu es hanté par l’escroquerie intellectuelle et l’abus de confiance.

R.G. parce que je suis un écrivain du XXème siècle et que jamais dans l’histoire, la malhonnêteté intellectuelle, idéologique, morale et spirituelle n’a été aussi cynique, aussi immonde et aussi sanglante. Le commediante Mussolini et le charlatan Hitler ont poussé leur imposture jusqu’à trente millions de morts. Le fascisme n’a pas été autre chose qu’une atroce exploitation de la connerie. En Russie, Staline exterminait des populations entières au nom de la justice sociale et des masses laborieuses, qu’il réduisait en esclavage… En ce moment même on assiste, au nom de l’union européenne, à la plus basse, la plus acharnée et la plus bête compétition commerciale…

P66

Est-ce qu’il est permis de demander à nos hommes d’Etat présents et futurs, à M. Giscard, à M. Mitterrand, ce qu’ils entendent par « indépendance nationale », si hautement proclamée, alors que les quatre-vingts pour cent de notre vie nationale dépendent des ressources naturelles qui se trouvent chez les autres ? Peut-être veulent-ils nous parler de cette « indépendance dans l’interdépendance » inventée par Edgar Faure au moment de la « décolonisation » du Maroc, et qui a eu ensuite une si belle heure, vers la fin de la guerre d’Algérie ? De toute façon, assujettir comme on le fait la vie et la croissance d’un pays à l’exportation, se condamner à exporter à tout prix pour vivre et pour pouvoir payer les matières premières importées… et nécessaires à notre survie… grâce à l’exportation !... ce n’est même pas le « marche ou crève » de la Légion, c’est laisser le destin d’un pays vous échapper peu à peu, jusqu’au point de non-retour… La seule question qu’une telle politique pose est celle des délais de grâce. Le Japon le sait bien, qui ne peut plus avoir de politique étrangère, de choix, d’alternatives… L’indépendance qui est à la merci des ressources, des intentions, des lubies et des moyens de paiement de la clientèle, c’est l’indépendance de Mme Claude. Bâtir et développer la charpente industrielle, économique et sociale de la France entièrement en fonction des richesses et besoins de l’Afrique ou de l’Asie, c’est le capitalisme en délire.

 

Dès qu’on se met à parler « indépendance européenne », on fait semblant d’oublier que la valeur « Europe » a été lancée en 1947-1949 comme un contenu idéologique concurrentiel face à l’offre communiste, un « nous aussi nous avons quelque chose à proposer ». On était alors à la recherche d’une dynamique de parade et « faire l’Europe » fut d’abord une nouvelle pièce dialectique sur l’échiquier de la guerre froide. C’était pensé, initié en fonction de la « menace russe », et Coudenhove-Kalergi, encore un de ces nombreux « pères » de l’Europe, n’avait jamais cessé de le proclamer, jusqu’à sa mort, il y a deux ans. Cette « idée européenne » fut largement l’œuvre de Staline, après le blocus de Berlin. Cela a voulu dire au départ « armée européenne » et c’est devenu « sociétés multinationales », la prospérité économique ayant pris le pas sur le sentiment d’insécurité. Ce n’était pas une volonté de mutation, mais d’abord de défense et ensuite de consolidation et de renforcement économiques. Ce « faire l’Europe »-là s’appuyait au départ sur le potentiel militaire, industriel et énergétique des Etats-Unis et l’idée de l’asseoir aujourd’hui sur les ressources naturelles du tiers-monde « pour échapper à la domination américaine » et de créer ainsi un nouvelle Etat, puissance supranationale, mais à l’intérieur duquel la France resterait la France, l’Allemagne l’Allemagne, l’Angleterre l’Angleterre, c’est du « je ne sais plus où me fourrer », une divagation de dépit des anciens maîtres du monde… On est là dans le mensonge désespéré… Il y a une seule civilisation matérialiste occidentale qui a donné naissance en ses deux extrémités au matérialisme capitaliste américain et au matérialisme du type soviétique et dont la soudure n’a pas encore été faite. Ce point de soudure, c’est l’Europe.

 

P79

De New York à Moscou, ce sont les mêmes valeurs, mais qui sont bafouées de deux façons différentes. Nous sommes au centre, entre les deux entre-les-deux, plus « ballants » parce que plus éloignés des masses de polarisation, et si notre « esprit européen » existe, s’il signifie quelque chose, c’est bien au centre, entre l’extrémisme matérialiste soviétique et l’extrémisme matérialiste américain qu’il faut le situer. Cela veut peut-être dire une série d’échecs, mais ce qui compte, ce n’est pas la réussite enfin tenue, enfin saisie, c’est la poursuite, la direction de marche, et il y a des échecs qui ont réussi à bâtir des civilisations dans leur sillage. Nous ne devrions pas nous identifier à quelque citoyen romain qui se serait écrié, en voyant Jésus mourir sur la croix : « Encore un raté ! »

Lorsque M. Defferre ou M. Palewski nous mettent en garde contre la « domination américaine », ils nous la baillent belle, parce que la domination américaine est là, et elle ne nous vient pas des Etats-Unis mais d’une acceptation d’un mode de vie qui exige la création de besoins de plus en plus artificiels pour faire tourner de plus en plus vite et avec de plus en plus d’ampleur la machine socio-industrielle. Le résultat, c’est un déchaînement matérialiste annihilateur de tout ce qui fut français depuis Montaigne… La France, c’était du fait à la main, à tous les points de vue, dans tous les domaines, patiemment, avec respect de la qualité et de l’œuvre. Il y avait un certain respect, une honnêteté dans les rapports des mains avec la vie, une certaine honnêteté intellectuelle… Cette honnêteté intellectuelle qui est si totalement absente du concept « Europe-puissance », inventé d’abord contre l’U.R.S.S. et maintenant contre les Etats-Unis. Les mains, tu sais. Bon, je ne vais pas chialer, je suis trop vieux pour ça… Mais les mains ridées, prudentes, qui avaient un rapport vrai, un rapport honnête avec ce qu’elles faisaient… La France, c’étaient des mains humaines, avec un vrai sens du toucher, du fond et de la forme, et qui avaient un peuple derrière elles – et pas seulement une démographie – n’est-ce pas, M. Debré, M. Foyer ? – « pour faire face à la Chine de l’an deux mille » … Michel Debré m’étonne toujours, quand il parle de « nation », à propos de la France… Le temps que la France a passé comme « nation » sur l’échiquier de l’histoire, ce n’est rien par rapport à l’histoire de ses mains et de leur œuvre… La France était une façon de vivre et de penser, ce n’était pas une Europe-prothèse… Rétrograde ? Mon vieux, ils me font marrer… Le plus grand progrès que l’humanité ait connu eut lieu lorsque le Moyen-Âge a découvert le passé : il a découvert l’Antiquité, la Grèce, et c’est ainsi qu’il s’est ouvert sur l’avenir… S’imaginer qu’en cinq mille ans d’œuvres aucune racine permanente n’a été plantée, c’est d’une rare imbécilité… Les mains françaises, c’était vraiment une civilisation, jusqu’à ce qu’il leur soit venu des poches. Maintenant, le pays est fait de poches qu’il s’agit de remplir et d’agrandir, afin de les remplir et de les agrandir encore davantage, et de les remplir encore plus… C’est ça la « domination américaine », ce n’est pas le Pentagone.

P136 – De Gaulle produit de consommation courante

(En ce qui concerne De Gaulle, ) La plus sûre façon de trahir un héritage qui est uniquement ethnique, c’est d’essayer d’en faire un produit politique de consommation courante.

P202
Un homme qui est « bien dans sa peau » est ou bien un inconscient ou bien un salaud. Personne n’est dans sa peau sans être dans la peau des autres et cela devrait tout de même poser quelques problèmes.

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