Monsanto

Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, un intense battage publicitaire présente Monsanto comme une société visionnaire, militant pour le respect de l’environnement et pour la résolution scientifique des problèmes pressants de l’humanité. Mais qu’est-ce que Monsanto ? D’où vient cette entreprise ? Comment est-elle devenue le deuxième fabricant mondial de produits agrochimiques, l’un des plus grands semenciers, et comment aurait-elle pu devenir le plus gros fournisseur des Etats-Unis en médicaments si elle avait fusionné avec American Home Products ?

Qu’en disent ses salariés, ses clients et ceux qui sont affectés par ses activités ? Monsanto est-elle la société propre et verte que décrit la publicité ou cette nouvelle image n’est-elle que le résultat de relations publiques habilement menées ? Les données historiques fournissent quelques indices qui permettent de mieux comprendre ses agissements actuels.



La Monsanto Chemical Company, dont le siège est à Saint Louis, dans le Missouri, fut créée en 1901 par John Francis Queeny. Chimiste autodidacte, c’est lui qui a introduit aux Etats-Unis la technique allemande de fabrication de la saccharine, premier édulcorant artificiel. Dans les années 20, Monsanto devient l’un des principaux fabricants d’acide sulfurique et autres produits industriels de base. C’est l’une des quatre entreprises qui, depuis les années 40, se sont maintenues parmi les dix premières de l’industrie chimique aux Etats-Unis.

Dans les années 40, Monsanto centre ses activités sur les matières plastiques et synthétiques. En 1947, un cargo français chargé d’engrais (nitrate d’ammoniac) explose à quai dans le port de Galveston, au Texas, devant une usine de plastiques de Monsanto. L’accident, qui fait 500 morts, reste dans les annales comme l’un des premiers désastres de l’industrie chimique. L’usine fabriquait du styrène et du polystyrène, toujours utilisés entre autres dans l’emballage alimentaire. Dans les années 80, l’Agence [américaine] de protection de l’environnement (EPA) classe le polystyrène au cinquième rang des produits dangereux en raison des risques dus aux déchets de sa fabrication.

Les PCB

En 1929, la Swann Chemical Company, qui sera bientôt rachetée par Monsanto, met au point les polychlorobiphényles (PCB), vite appréciés pour leur inertie chimique et leur résistance au feu exceptionnelles. Le principal client sera l’industrie électrique, qui emploie les PCB comme liquides réfrigérants ininflammables dans les nouveaux transformateurs. Dans les années 60, la famille des PCB de Monsanto s’élargit aux lubrifiants, aux liquides hydrauliques, aux revêtements étanches et aux joints d’obturation. Or les preuves de la toxicité des PCB ont été établies dès les années 30 et des chercheurs suédois, étudiant l’impact biologique du DDT, ont découvert dans les années 60 des PCB en concentration importante dans le sang, les poils et les graisses d’animaux sauvages.

Les travaux des années 60 et 70 montrent que les PCB et autres organochlorés aromatiques sont hautement cancérigènes et responsables de toute une série de désordres immunitaires, de troubles du développement foetal et de la reproduction. Leur haute affinité chimique pour les graisses explique qu’ils s’y concentrent de façon spectaculaire, par un phénomène de bioaccumulation qui touche toute la faune aquatique du Grand Nord. La morue de l’Arctique, par exemple, présente des taux de PCB 48 millions de fois supérieurs à ceux des eaux environnantes ; les tissus d’un mammifère prédateur comme l’ours polaire en contiennent encore 50 fois plus. Malgré l’interdiction faite en 1976 aux Etats-Unis de produire des PCB, les effets toxiques et perturbateurs de ces produits sur les fonctions endocrines se perpétuent dans le monde entier.

Le centre mondial de fabrication des PCB a longtemps été l’usine Monsanto d’East Saint Louis, dans l’Illinois. C’est une banlieue en dépression économique chronique, séparée de Saint Louis par le Mississippi et bordée, outre l’usine Monsanto, par deux immenses hauts-fourneaux. Là vivent, écrit Jonathan Kozol, auteur d’ouvrages sur l’éducation, “quelques-uns des enfants les plus malades d’Amérique”. La zone occupe la première place dans l’Illinois pour le nombre de décès in utero et de naissances prématurées, la troisième pour la mortalité natale et l’une des premières aux Etats-Unis pour l’asthme infantile.

Les dioxines : un héritage de la pollution

Alors que la population d’East Saint Louis continue de vivre les affres de la pollution, de la pauvreté, de la disparition des infrastructures et des services urbains les plus élémentaires, la ville voisine de Times Beach, dans le Missouri, a dû être évacuée, en 1982, sur ordre fédéral, tellement elle était contaminée. Apparemment, la municipalité et plusieurs particuliers avaient eu recours à un entrepreneur pour plaquer la poussière des routes par aspersion d’huiles usagées. Pour parvenir à cela, le même entrepreneur avait enlevé les boues, résidus de fabrication contenant des dioxines, des usines chimiques du coin. Après la mort de 50 chevaux, divers chats et chiens, et de centaines d’oiseaux, sur une aire couverte aspergée d’huile, une enquête a mis en cause le rôle des dioxines présentes dans ces boues. Deux fillettes ayant joué sur l’aire sont tombées malades - l’une a dû être hospitalisée quatre semaines pour de graves troubles des reins. De nombreux enfants nés de mères exposées à l’huile polluée ont présenté des atteintes du système immunitaire et du cerveau.

Monsanto a toujours nié la moindre implication dans cette affaire, bien qu’un comité d’action, le Times Beach Action Group (TBAG) de Saint Louis, ait fait des analyses révélant une forte présence de PCB produits par Monsanto dans les échantillons de sol pollué.“Ici, dans le Missouri”, estime Steve Taylor, du TBAG, “Monsanto est le coeur du problème.” Et s’il reconnaît volontiers que bien des questions sur Times Beach restent sans réponse, il a la preuve que les investigations sur l’origine des boues épandues n’ont concerné que des sociétés autres que Monsanto.

L’occultation de l’affaire a atteint des sommets sous la présidence de Ronald Reagan. De notoriété publique, les agences chargées de l’environnement négociaient en coulisse avec les industriels, leur garantissant l’indulgence et des amendes symboliques. Anne Gorsuch Burford, nommée par Ronald Reagan à la tête de l’EPA, a dû démissionner au bout de deux ans. Et son assistante particulière, Rita Lavelle, fut condamnée à six mois de prison ferme pour faux témoignage et entrave à la justice. Dans un épisode archiconnu, la Maison-Blanche avait ordonné à Mme Burford de cacher le dossier de Times Beach et d’autres sites toxiques au Missouri et en Arkansas. Mme Lavelle a comparu pour avoir déchiré ces dossiers. Un journaliste du “Philadelphia Inquirer” a identifié Monsanto comme l’un des géants de la chimie qui invitaient fréquemment Mme Lavelle à déjeuner et à dîner. Les habitants de Times Beach ont dû attendre onze ans leur évacuation, jusqu’en 1982, alors que l’on savait depuis huit ans que la dioxine était à l’origine de la contamination.

Monsanto a commencé à avoir affaire aux dioxines à la fin des années 40, lorsqu’elle a commencé à fabriquer l’herbicide 2,4,5-T. “Très vite”, écrit Peter Sills, auteur d’un livre à paraître sur la dioxine, “les ouvriers de Monsanto ont souffert d’inflammations cutanées, de douleurs inexplicables des membres, des articulations et d’autres parties du corps, d’affaiblissement, d’irritabilité, de nervosité, de baisse de la libido [...]. Les notes internes montrent que la compagnie savait que ces hommes étaient malades, mais qu’elle en dissimulait les preuves.” En 1949, l’explosion de l’usine Nitro de Monsanto, en Virginie-Occidentale, remet ces troubles de santé sur le tapis. Il faut attendre 1957 pour identifier la dioxine, comme responsable. L’armée américaine s’intéressait apparemment déjà à la dioxine, car elle y voyait une arme chimique potentielle. A la requête de la “Saint Louis Journalism Review”, dans le cadre de la loi sur la liberté d’accès à l’information, quelque 600 pages de rapports et de correspondance entre Monsanto et l’US Army Chemical Corps ont été publiées. Ces pages relatent des discussions qui remontent à 1952 et qui concernent l’utilisation militaire de l’herbicide 2,4,5-T.

Agent orange : le Vietnam empoisonné

L’agent orange, un défoliant déversé par l’armée américaine sur les forêts tropicales du Vietnam dans les années 60, était un mélange de 2,4,5-T et de 2,4-D produit par divers fabricants. Mais l’agent orange de Monsanto contenait bien plus de dioxines que celui de Dow Chemical, son grand rival en la matière. C’est ainsi que Monsanto s’est retrouvée accusée principale du procès en réparation des vétérans atteints des symptômes liés au défoliant. Lors de la signature de l’accord entre leurs avocats et sept entreprises, sur un dédommagement de 180 millions de dollars, le juge a ordonné que Monsanto en paie 45,5 %.

Dans les années 80, Monsanto a mené une série d’études visant à minimiser ses responsabilités relatives non seulement à l’agent orange, mais aussi à la contamination récurrente des ouvriers de son usine en Virginie-Occidentale. Lors d’une action judiciaire intentée par des cheminots intoxiqués par des dioxines après le déraillement d’un train, il est apparu que ces recherches étaient biaisées. Selon le représentant officiel de l’EPA, elles étaient manipulées pour étayer la thèse de Monsanto selon laquelle les dioxines ne causent qu’une irritation de la peau, la chloracné.

“Selon les témoins du procès”, rapportent Jed Greer et Kenny Bruno, documentalistes à Greenpeace, “Monsanto n’a pas classé ses employés en fonction de leur exposition et de leur non-exposition ; elle a délibérément ignoré plusieurs cas importants de cancers ; elle a omis de décrire les irritations cutanées (chloracnés) selon les critères des dermites industrielles ; elle n’a pas apporté les preuves montrant que les rapports d’experts cités étaient complets ; et elle a menti sur la contamination par les dioxines de ses produits”.

La présence de dioxines dans de nombreux produits Monsanto était connue, des herbicides d’usage domestique au désinfectant Santofen, alors vendu sous le nom de Lysol. C’est pourquoi le jury a condamné Monsanto à une amende de 16 millions de dollars. Leçon du procès, selon le “Globe and Mail” de Toronto : “La déposition des cadres de Monsanto trahissait une culture d’entreprise qui se soucie moins de la sécurité des produits et des employés que des ventes et des profits.”

“Ils ne tenaient pas compte de la santé des ouvriers, ajoute le journaliste Peter Sills. Plutôt que de tenter d’accroître leur sécurité, ils préféraient les forcer à travailler par l’intimidation et la menace de licenciement.”

Pis, selon une note de Cate Jenkins, juriste à l’EPA, la fraude scientifique était érigée en système. “Monsanto a fourni à l’EPA de fausses informations qui ont adouci la réglementation sur la protection de la nature (Resources Conservation and Recovery Act) et sur les pesticides (Federal Insecticide, Fungicide and Rodenticide Act)”, notait Mme Jenkins en 1990, conseillant de poursuivre l’entreprise au pénal.

Selon des documents internes de Monsanto, les échantillons d’herbicides fournis au ministère de l’Agriculture étaient trafiqués au préalable ; des pseudo-arguments relevant de la chimie ont été avancés pour assouplir un règlement sur le 2,4-D ; la contamination du Lysol a été dissimulée ; et des centaines de salariés malades ont été exclus des études sanitaires. Monsanto a caché la contamination de nombre de ses produits par les dioxines, soit en la taisant, soit en fournissant au gouvernement des échantillons truqués pour analyse ou de fausses données.

Roundup : l’herbicide le plus vendu au monde

Aujourd’hui, le Roundup et les autres herbicides au glyphosate représentent au moins un sixième des ventes annuelles de Monsanto et la moitié de son résultat net, l’entreprise s’étant séparée de ses activités de chimie industrielle et de fibres synthétiques, regroupées en septembre 1997 dans Solutia. Sa publicité agressive présente le Roundup comme un herbicide polyvalent, sûr, applicable aux pelouses comme aux vergers ou aux grandes forêts de conifères, dont il nettoie les arbrisseaux à feuilles caduques au profit des sapins, plus rentables, ou des épicéas. La coalition antipesticide North-West Coalition for Alternatives to Pesticides (NCAP) de l’Oregon a passé en revue 40 études scientifiques sur les effets du glyphosate et des amines polyoxyéthylènes qui servent d’agents de surface au Roundup. Pour conclure, cet herbicide est moins bénin que ne le laisse croire la publicité.

En 1997, Monsanto a enfin réagi à cinq années de plaintes provenant du procureur général de l’Etat de New York pour publicité mensongère. La société a retiré de ses annonces l’allégation que le Roundup était biodégradable et écologique, payant en outre 50 000 dollars de frais de justice à l’Etat. En mars 1998, Monsanto s’est résolue à régler 225 000 dollars pour avoir imprimé 75 mentions inexactes sur les étiquettes des bidons de Roundup. C’est le plus important dédommagement jamais obtenu au titre des lois sur les pesticides ou la sécurité du travail. Les étiquettes, raconte le “Wall Street Journal”, déconseillaient l’entrée dans les zones traitées pendant quatre heures, au lieu de douze au minimum.

Ce n’était d’ailleurs que la dernière en date d’une série de condamnations de Monsanto aux Etats-Unis, incluant 108 millions de dollars versés au Texas pour le décès d’un employé à la suite d’une leucémie en 1986, 648 000 dollars pour non-déclaration à l’EPA de données sanitaires en 1990, 1 million pour la fuite de 800 000 litres de liquides acides dans le Massachusetts en 1991, 39 millions de dollars à Houston, au Texas, pour l’abandon de déchets industriels dangereux dans une fosse non étanchéifiée en 1992, etc. L’inventaire officiel des pollutions toxiques émanant des industries américaines et établi pour l’année 1995 par l’EPA place Monsanto en cinquième position avec 18 000 tonnes de rejets dans l’air, le sol et l’eau.

Le dossier des spécialités pharmaceutiques de Monsanto contient d’autres éléments inquiétants. Le produit phare de sa filiale GD Searle est le célèbre aspartame, un édulcorant de synthèse. Dès 1981, quatre ans avant le rachat de Searle par Monsanto, une enquête de trois chercheurs indépendants pour la Food and Drug Administration (FDA), qui surveille l’alimentation et les médicaments, confirmait des rapports qui circulaient depuis huit ans : “L’aspartame pourrait provoquer des tumeurs du cerveau.” La FDA avait révoqué la licence de Searle l’autorisant à vendre l’aspartame, mais son nouveau commissaire, désigné par Ronald Reagan, annula la décision.

Une étude peu rassurante, parue dans le “Journal of Neuropathology and Experimental Neurology” en 1996, établit une corrélation entre l’augmentation brutale du nombre de cancers du cerveau et l’arrivée de l’aspartame sur le marché. Erik Millstone, de l’Institut de recherche sur la politique scientifique de l’Université du Sussex, cite des rapports des années 80 qui relient l’aspartame à une longue série d’effets indésirables chez les personnes fragiles : céphalées, troubles de la vision, engourdissement, surdité partielle, spasmes musculaires, crises d’épilepsie.... En 1989, Searle a de nouveau été confrontée à la FDA, qui l’accusait, contrairement à ses recommandations, de viser, dans une publicité pour un médicament contre les ulcères, un public bien trop vaste et trop jeune. Monsanto-Searle sera contrainte à publier dans plusieurs journaux destinés aux médecins des mises au point sous le titre : “Publié pour corriger une annonce jugée trompeuse par la FDA”.

Le meilleur des mondes transgéniques

Pour nombre d’observateurs, Monsanto poursuit exactement les mêmes pratiques douteuses par la promotion agressive de ses produits transgéniques, de l’hormone de croissance bovine recombinante (HCBr), destinée à augmenter la lactation des vaches, au soja et autres graines modifiées pour résister au Roundup, en passant par des variétés de coton résistant à certains insectes.

Au départ, Monsanto était l’un des quatre industriels de la chimie désireux de vendre et de fabriquer une hormone de croissance bovine artificielle, transgénique, produite par la bactérie E.coli, manipulée dans cet objectif. Une autre de ces sociétés était American Cyanamid, qui a été absorbée par American Home Products, laquelle négociait l’an dernier sa fusion avec Monsanto. Les quatorze années d’efforts pour persuader la FDA d’autoriser la HCBr ont été jalonnées de controverses, et le bruit a couru d’une entente discrète pour étouffer les résultats gênants. Richard Burroughs, vétérinaire de la FDA, s’est vu signifier son renvoi après qu’il eut accusé Monsanto et la FDA de détruire et de falsifier des données pour cacher l’effet des injections de HCBr sur la santé des vaches laitières.

En 1990, l’autorisation de la HCBr semble imminente. Mais un chercheur en médecine vétérinaire de l’Université du Vermont remet à deux législateurs de l’Etat des documents jusque-là secrets, qui révèlent l’augmentation significative des infections mammaires chez les vaches recevant des injections expérimentales de HCBr, ainsi qu’une augmentation des malformations chez les veaux auxquels elles ont donné naissance. Un groupe régional de défense des agriculteurs se penche alors sur les travaux de l’université et découvre que les animaux de l’expérience ont eu d’autres problèmes : blessures des membres inférieurs, troubles métaboliques, difficultés de reproduction et infections utérines.

Le Bureau de vérification du Congrès des Etats-Unis ouvre une enquête, sans pouvoir obtenir de Monsanto ni de l’université les études concernant les effets tératogènes et toxiques de l’hormone pour l’embryon. Il conclut que, les vaches traitées à la HCBr souffrant plus souvent de mastites (30 % en plus), il convient d’étudier les conséquences d’un taux élevé d’antibiotiques dans leur lait.

En 1994, la FDA donne le feu vert à Monsanto pour la commercialisation de la HCBr. L’année suivante, Mark Kastel, du Syndicat des agriculteurs du Wisconsin, publie les résultats de l’expérimentation de la HCBr par les éleveurs de l’Etat. Ils rapportent une foule de problèmes, outre les 21 risques pour la santé que Monsanto est déjà tenu de citer sur les emballages de l’hormone artificielle Posilac. M. Kastel découvre qu’un grand nombre de vaches traitées à la HCBr meurent spontanément, que la fréquence des infections mammaires est élevée, que les métabolismes sont bouleversés et les vêlages problématiques, enfin qu’il est très difficile de sevrer les animaux du produit. Beaucoup d’éleveurs chevronnés qui ont essayé la HCBr ont dû renouveler une bonne partie de leur cheptel.

Au lieu de se pencher sur les causes du mécontentement, Monsanto passe à l’attaque, menace de traîner devant les tribunaux les petits producteurs qui osaient annoncer : “Lait sans hormone artificielle”. Et elle s’associe au procès des grandes laiteries industrielles contre une loi du Vermont, la seule aux Etats-Unis qui les oblige à signaler la présence de HCBr dans leurs produits. Cependant, les preuves des effets nocifs de cette hormone sur la santé animale et humaine continuent de s’accumuler.

Le soja tolérant au Roundup

Pour éviter l’étiquetage du maïs et du soja transgéniques exportés par les Etats-Unis, Monsanto emploie des méthodes qui rappellent celles qui étaient censées étouffer la contestation de l’hormone laitière. Contrairement à l’affirmation de la société selon laquelle l’adoption de son soja transgénique tolérant au Roundup (Roundup Ready) réduira à terme l’usage des herbicides, la popularisation de ces semences tolérantes accroîtra plutôt la dépendance des agriculteurs aux herbicides. Les mauvaises herbes qui apparaissent après la dispersion ou la dégradation d’un premier épandage d’herbicide sont généralement traitées à nouveau.

“Cela encouragera l’abus des herbicides”, a confié Bill Christison, cultivateur de soja dans le Missouri, à Kenny Bruno, de Greenpeace. “Le principal argument de vente du soja tolérant au Roundup auprès des agriculteurs, c’est de pouvoir cultiver des terrains envahis de mauvaises herbes en y déversant plein de produits chimiques pour résoudre le problème. Or ce n’est pas une pratique à favoriser.” M. Christison réfute l’argument de Monsanto selon lequel l’emploi de semences tolérantes aux herbicides réduirait l’érosion des sols, en évitant des labourages excessifs. Il ajoute que les agriculteurs du Midwest ont inventé toutes sortes de techniques pour diminuer l’emploi des herbicides.

De son côté, Monsanto a augmenté sa production de Roundup depuis quelques années. Son brevet aux Etats-Unis devant expirer en 2000 et la concurrence des glyphosates génériques se faisant sentir sur le marché mondial, la stratégie est d’enjoliver le Roundup avec des semences qui lui sont tolérantes, dans l’espoir de ne pas voir les ventes baisser. Les éventuels effets sur la santé et l’environnement des cultures tolérantes au Roundup (allergies, plantes sauvages envahissantes, transfert de la tolérance au Roundup via les pollens à d’autres variétés de soja et végétaux apparentés...) n’ont pas tous été étudiés.

Ces risques potentiels peuvent sembler des spéculations à long terme. Mais les aventures des cultivateurs américains de coton avec les semences transgéniques de Monsanto montrent qu’il n’en est rien. La société a mis sur le marché début 1996 deux variétés transgéniques de coton. L’une résiste au Roundup et l’autre, appelée Bollgard, sécrète une toxine microbienne censée contrôler les dégâts de trois insectes nuisibles au coton. L’agriculture biologique emploie aussi cette toxine, ou plutôt le bacille qui la produit, Bacillus thuringiensis (Bt), sous sa forme naturelle, depuis le début des années 70.

La vie de ce bacille est courte. La toxine qu’il secrète ne s’active que dans l’environnement alcalin du système digestif de certains vers et chenilles. Les plantes qui expriment les gènes transférés du Bt fabriquent, au contraire, la forme active de la toxine toute leur vie . Ainsi la plupart des maïs transgéniques commercialisés actuellement portent-ils des transgènes de Bt, afin d’éloigner des parasites communs.

Le risque prévisible avec ces plantes tolérantes, c’est que la présence de la toxine tout au long de leur cycle est susceptible d’encourager le développement de lignées d’insectes résistants. Selon les calculs de l’EPA, la résistance au Bt peut ainsi se généraliser dans une espèce en trois à cinq ans, rendant inopérants les traitements par le bacille naturel.

L’EPA oblige donc les agriculteurs à cultiver des “champs refuges” contenant jusqu’à 40 % de coton non insecticide pour contrer cet effet. De plus, la sécrétion de la toxine par les plantes risque d’affecter autant les insectes utiles que ceux que l’agriculteur souhaite éliminer.

Or les effets négatifs du coton Bollgard au Bt ont été plus rapides que prévu, au point que Monsanto et ses partenaires ont dû retirer du marché plus de 2 millions de tonnes de semences de coton transgénique et verser des millions de dollars pour dédommager les cultivateurs du sud des Etats-Unis. Trois d’entre eux qui avaient refusé un accord à l’amiable se sont vu attribuer près de 2 millions de dollars par le Mississippi Seed Arbitration Council. Selon plusieurs rapports, non seulement le coton était infesté d’anthonomes, mais la germination s’est révélée aléatoire, les rendements pauvres et les plantes mal formées. Certains agriculteurs ont perdu la moitié de leur récolte. Le coton tolérant au Roundup de Monsanto n’a pas donné de résultats plus brillants.

Malgré tout, Monsanto encourage l’agriculture transgénique en prenant le contrôle de nombreuses grosses compagnies de semences parmi les mieux implantées aux Etats-Unis. L’entreprise possède désormais Holdens Foundation Seeds, fournisseur des maïs cultivés dans 25 à 35 % des plantations des Etats-Unis, et Asgrow Agronomics, qui est “le plus gros producteur, multiplicateur et distributeur de soja”.

Au printemps dernier, la société a finalisé son rachat de De Kalb Genetics, le deuxième producteur de semences aux Etats-Unis et le neuvième du monde, et de Delta and Pine Land, numéro un des semences de coton aux Etats-Unis, contrôlant, dorénavant, 85 % du marché américain.

Monsanto s’efforce en outre d’étendre ses acquisitions et ses ventes de produits dans d’autres pays. En 1997, elle a racheté Sementes Agroceres, “leader des semences de maïs au Brésil” avec 30 % du marché. Début 1998, la police fédérale brésilienne enquêtait sur l’importation apparemment illégale de plus de 200 sacs de soja transgénique, dont certains semblaient provenir d’une filiale argentine de Monsanto.

La loi au Brésil n’autorise l’importation de produits transgéniques qu’après une période de quarantaine et une série de tests destinés à protéger la flore indigène. En 1997, au Canada, Monsanto a dû reprendre 60 000 sacs de graines de colza (“Canola”) transgénique tolérant au Roundup. Les semences de ce lot contenaient, semble-t-il, un gène différent de celui qui était autorisé à la consommation par le bétail et les humains.

Bob Shapiro, le faiseur d’images

On comprend que cette longue et sombre histoire n’incite pas les citoyens informés des Etats-Unis et d’Europe à confier à Monsanto l’avenir de notre nourriture et de notre santé. La société fait le maximum pour ne pas paraître troublée par cette résistance. Sa formidable campagne publicitaire au Royaume-Uni, son parrainage d’une exposition high-tech sur la biodiversité au Musée américain d’histoire naturelle de New York et d’autres initiatives ont pour but de la peindre plus verte, plus vertueuse, plus tournée vers l’avenir que ses opposants.

Aux Etats-Unis, elle soigne son image et son influence politique grâce au soutien de personnalités haut placées. En mai 1997, Mickey Kantor, architecte de la campagne électorale de Bill Clinton en 1992 et représentant officiel du commerce des Etats-Unis lors du premier mandat de ce président, a été élu au conseil d’administration de Monsanto. Marcia Hale, ancienne assistante personnelle de Clinton, a travaillé comme responsable des relations publiques de Monsanto au Royaume-Uni. Le vice-président Al Gore, bien connu pour ses publications et ses discours sur l’environnement, fait entendre sa voix en faveur de l’agriculture transgénique, du moins depuis l’époque où il siégeait au Sénat. David W. Beier, son principal conseiller aux affaires intérieures, était auparavant directeur des affaires gouvernementales à Genentech.

Sous la houlette de son PDG Robert Shapiro, Monsanto a mis le paquet pour changer son image de fournisseur de produits chimiques dangereux au profit de celle d’une institution éclairée et imaginative, en croisade pour éradiquer la faim. M. Shapiro, entré à GD Searle en 1979 et devenu président de sa filiale Nutrasweet en 1982, siège parmi les conseillers du Président pour les négociations et la politique du commerce, après avoir participé à la révision de la politique nationale de la Maison-Blanche. Il se décrit comme un visionnaire, un homme de la Renaissance ayant pour mission d’utiliser les ressources de la société pour changer le monde. “La seule raison de travailler dans une grande entreprise, c’est la possibilité d’accomplir des choses vraiment importantes à grande échelle”, a-t-il déclaré à “Business Ethics”, journal du mouvement pour “un monde des affaires socialement responsable” aux Etats-Unis.

M. Shapiro n’entretient pas d’illusion sur la réputation de Monsanto aux Etats-Unis. Il évoque avec sympathie le dilemme de ses employés dont les enfants subissent l’étonnement poli de leurs copains. Il est le premier à reconnaître que les gens veulent un changement profond et il est prompt à plier ce désir aux objectifs de Monsanto. Pour preuve, ses propos dans la “Harvard Business Review” : “Ce n’est pas une question de gentils et de méchants. Cela ne sert à rien de dire : ‘Si au moins les méchants faisaient faillite, le monde irait mieux.’ C’est tout le système qui doit changer ; il faut saisir la formidable opportunité de réinvention.”

Evidemment, dans le système réinventé par M. Shapiro, les puissantes corporations non seulement existent encore, mais contrôlent notre vie de plus en plus. Monsanto, nous dit-on, a changé. Elle s’est débarrassée de sa division chimie industrielle et remplace les produits chimiques par l’“information” génétique et autres produits biotech. Mais, venant d’une société qui tire ses plus gros profits d’un herbicide et qui poursuit en justice ses critiques, faisant taire les médias, c’est une déclaration de principe ironique et peu crédible. Dans son rapport annuel de 1998, Monsanto expose sa maîtrise des mots à connaître.

Le Roundup n’y est pas un herbicide, mais un outil pour éviter les labours et l’érosion. Les semences transgéniques ne sont pas une affaire de royalties, mais une réponse à la croissance démographique. L’appropriation des gènes ne réduit pas tout être vivant au statut de marchandise, achetée et vendue, brevetée, sur le marché ; elle ouvre la voie de la “démarchandisation” : le remplacement de la production de masse par une diversité de produits spécialisés, sur mesure. Langue de bois de premier choix.

On voudrait enfin nous faire croire que la propagande agressive pour les techniques génétiques ne procède pas de l’impudence propre à une grande entreprise, mais d’une loi de la nature. Le rapport annuel fait une analogie entre la croissance rapide du nombre de paires de base d’ADN identifiées et le rythme exponentiel, connu depuis les années 60, de la miniaturisation électronique. L’apparente croissance exponentielle de ce qu’on y nomme “savoir biologique” n’est rien moins que la “loi de Monsanto”. Comme toute loi putative de la nature, force est de constater qu’elle s’applique, en l’occurrence, à la croissance exponentielle de l’emprise totale de Monsanto.

Pourtant, l’avancée technologique n’est pas simplement une “loi de la nature”. Les technologies ne sont pas des forces sociales, ni de simples outils neutres au service de fins sociales que nous choisissons. Elles sont au contraire les produits de certains intérêts et institutions. Lorsqu’un progrès technique se met en route, il peut avoir plus de conséquences que ce qu’avaient prévu ses créateurs : plus la technique est puissante, plus son impact est pénétrant.

Ainsi, la “révolution verte” des années 60 et 70, qui a augmenté les rendements, pour un temps, a asservi les agriculteurs du monde entier à des intrants chimiques coûteux. Elle a causé l’exil des populations rurales, détruit les sols, les eaux, les fondements sociaux millénaires de nombreux pays. Ces dislocations à grande échelle ont nourri l’augmentation des naissances, l’urbanisation, la perte de pouvoir social, enchaînant un autre cycle d’appauvrissement et de faim.

La deuxième révolution verte que promettent Monsanto et les autres compagnies de biotechnologie menace de bouleverser encore plus l’occupation traditionnelle des terres et les rapports sociaux. Refuser Monsanto et ses biotechnologies, ce n’est pas rejeter la technique en soi, mais vouloir substituer aux techniques de manipulation, de contrôle, de bénéfices, faisant peu de cas de la vie, les techniques authentiquement écologiques du respect des cycles naturels et de la santé de l’individu et du groupe, qui favorisent la vie rurale et fonctionnent à l’échelle humaine.

Croire en la démocratie, c’est exiger de pouvoir choisir des procédés bénéfiques, et non pas laisser des institutions incontrôlables comme Monsanto décider pour nous. Il est des méthodes conçues pour enrichir à perpétuité un petit cercle, d’autres s’enracinent dans l’harmonie entre communautés humaines et milieu naturel. La santé, la nourriture et la vie demain sur Terre sont vraiment en jeu.

Brian Tokar

Auteur de Earth for Sale, éd. South End Press, 1997, et de The Green Alternative, éd. New Society Publishers, 1992, il enseigne à l’Institute for Social Ecology et au Goddard College, à Plainfield (Vermont, Etats-Unis).



Roundup : l’herbicide le plus vendu au monde

"The Ecologist" (Londres)

Monsanto prétend que la culture de plantes transgéniques va permettre de se passer des herbicides. Mais l’entreprise produit des variétés tolérantes au Roundup, qui ne peuvent que stimuler les ventes de cet herbicide.

A u printemps 1998, au Royaume-Uni, Monsanto a dépensé 1 million de livres [10 millions de FF] dans une campagne en faveur des aliments transgéniques. Actuellement, la multinationale et ses filiales détiennent la moitié des 36 brevets de produits alimentaires transgéniques vendus aux Etats-Unis.

Le principal argument de sa campagne publicitaire est que ces aliments réduiront l’emploi des pesticides et des herbicides. Ainsi, proclame la multinationale, “nous croyons que la nourriture devrait être produite avec moins de pesticides et d’herbicides”. Ce matraquage se garde bien de dire que Monsanto est l’un des principaux producteurs de produits agrochimiques qui favorisent le génie génétique dans le dessein d’AUGMENTER considérablement, et non de DIMINUER, l’épandage d’herbicides dans les champs.

L’empire Monsanto repose sur un pilier chimique : le glyphosate. Vendu depuis un quart de siècle, il est principalement commercialisé sous la forme de l’herbicide Roundup, produit clé de l’agrochimie Monsanto. Les ventes de produits contenant du glyphosate rapportent 1,2 milliard de dollars par an. L’utilisation de glyphosate aux Etats-Unis atteint, selon les estimations, de 9 000 à 12 000 tonnes par an. En 1994, au Royaume-Uni, on en a aspergé 400 000 hectares Autorisé aux Etats-Unis depuis 1994, le glyphosate est un herbicide à large spectre destiné à tuer les adventices des cultures.

On l’emploie contre toutes sortes de plantes : annuelles, bisannuelles ou vivaces, graminées, joncs, latifoliées, buissons ligneux, subspontanées... C’est le huitième herbicide utilisé en agriculture aux Etats-Unis, le deuxième en situation non agricole (jardins...). Année après année, ce produit phare de Monsanto génère une croissance régulière remarquable de 20 % par an, qui fait dire à un analyste du secteur industriel que “Roundup règne sur le monde”.

Il existe cependant une limite naturelle à l’utilisation croissante du Roundup. Evidemment, si l’on met trop d’herbicide, les cultures elles-mêmes seront éliminées. Monsanto a résolu ce paradoxe en rendant des plantes cultivées tolérantes au Roundup. Les agriculteurs qui cultivent ces variétés peuvent épandre davantage d’herbicide sans crainte pour leur récolte. En vendant des plantes tolérantes au Roundup et toujours plus de Roundup, Monsanto gagne sur les deux tableaux. Mais si l’augmentation des ventes de Roundup dope Monsanto, celle de l’emploi des produits chimiques présente de nombreux risques sanitaires et écologiques.

Contrairement à ce que prétend la publicité, le Roundup n’est pas sans danger pour les humains, les animaux domestiques et la faune, ni sans conséquence grave sur l’environnement. Ce produit est connu pour provoquer des troubles souvent graves. La littérature scientifique intensivement revue par la National Coalition for Alternatives to Pesticides (NCAP, coalition contre les pesticides) cite plusieurs effets néfastes sur la santé et le milieu vivant. Ainsi, les résultats des tests cutanés et oraux ont-ils entraîné la classification du glyphosate comme un toxique de catégorie III (précautions), d’autres tests indiquant des chocs toxiques possibles chez les mammifères - convulsions et arrêt des fonctions respiratoires notamment.

On estime toutefois que la matière active glyphosate n’est pas la cause première de la toxicité du Roundup, mais bien plutôt les ingrédients “inertes”, qui facilitent son application et le composent à 99,04 %. Parmi ceux-ci, on a identifié l’agent surfactant tallowamine polyéthoxylée (POEA), des acides organiques voisins du glyphosate, de l’isopropylamine et de l’eau. Des chercheurs ont calculé que la dose mortelle de POEA, en intoxication aiguë, est trois fois moindre que celle du glyphosate seul. Des études menées au Japon sur les victimes d’un empoisonnement ont révélé que l’ingrédient “inerte”, précisément, avait causé l’intoxication aiguë des patients.

Parmi les symptômes relevés : des douleurs gastro-intestinales, des vomissements, l’engorgement des poumons, la perte de conscience et la destruction des globules rouges. Autre élément “inerte” du Roundup, l’isopropylamine détruit en fait les muqueuses et les tissus de l’appareil respiratoire supérieur. Par la suite, les chercheurs japonais ont calculé que l’ingestion d’un peu plus de 200 millilitres de Roundup était fatale. Enfin, on a montré au laboratoire que les produits contenant du glyphosate étaient toxiques pour les gènes et compliquaient la reproduction chez des organismes très divers.

L’analyse rétrospective de la NCAP concerne aussi l’impact du Roundup sur l’environnement. On affirme, par exemple, que cet herbicide est vite inactivé dans le sol. Il serait plus exact de dire que, d’ordinaire, les composants de celui-ci l’absorbent. Le glyphosate, donc, DEMEURE actif ; on en a trouvé des traces dans des laitues, des carottes, de l’orge semés un an après le traitement. De plus, les produits contenant du glyphosate peuvent tuer certains insectes auxiliaires tels que les guêpes parasites, les chrysopes et les coccinelles. Selon d’autres travaux, le Roundup affecte les vers de terre et le mycelium, des champignons utiles aux plantes, inhibe la fixation de l’azote et fragilise les cultures par rapport des maladies.

Au mépris de cette myriade de dangers, la publicité de Monsanto continue de présenter le Roundup comme inoffensif et même bénéfique. Ce maquillage vert a fini par attirer l’attention des autorités. Le procureur général de l’Etat de New York a poursuivi Monsanto en 1991 pour la phraséologie de ses publicités, en particulier les termes “biodégradable” et “écologique”. Il a depuis obtenu que Monsanto modifie son vocabulaire, et verse 50 000 dollars à l’Etat pour ses frais.

Les cultures tolérantes à l’herbicide de Monsanto

Ces incidents juridiques mineurs n’ont pas freiné la commercialisation des plantes tolérantes à l’herbicide de Monsanto. La société produit et vend déjà du soja, du colza et du maïs transgéniques tolérants au Roundup (rR), prépare des betteraves à sucre, du blé et des pommes de terre dotés de gènes rR analogues. Cela pose de nouveaux et sérieux problèmes de santé et d’écologie, au-delà de ceux relevés par la NCAP, et risque de renforcer le contrôle de Monsanto sur les agriculteurs du monde entier.

Les variétés rR permettent aux agriculteurs d’utiliser l’herbicide sans parcimonie ni stratégie. Là où un seul traitement préventif des adventices intervenait avant la plantation, le Roundup peut être déversé sur la culture durant toute la saison. Outre la pollution de l’air, de l’eau, de l’alimentation que cela entraîne, nécessairement, se pose la question de la tolérance à l’herbicide. Ces dernières années, on a constaté une amélioration de la tolérance des adventices aux herbicides. Or, remarque un chercheur, “on peut très bien imaginer qu’un agriculteur sème cette année du soja tolérant au Roundup, l’an prochain du maïs tolérant au Roundup, et ainsi de suite. Asperger uniquement du Roundup sur le même champ pendant des années, c’est préparer le terrain de la tolérance”. Cela serait “tout bénéfice” pour Monsanto, les agriculteurs devant acheter toujours plus d’herbicide lorsque les doses deviennent sans effet.

La transmission du trait génétique rR à des adventices est un autre impact dévastateur à craindre. La mise sur le marché de blé rR, prévue pour 2002, rencontre une très forte opposition. Les céréaliers craignent que ce blé ne se croise avec d’autres graminées, qui les rendraient tolérantes à l’herbicide. Et ils redoutent de ne plus pouvoir contrôler le blé transgénique vagabond, qui se ressèmerait à partir des champs. La généralisation de ces cultures modifiées pourrait avoir d’autres effets imprévus. Par exemple, on a découvert, en France, que certains colzas transgéniques altéraient la santé des abeilles, l’un des pollinisateurs les plus efficaces, en détruisant leur capacité naturelle à différencier les parfums des fleurs.

Enfin, ces produits élargissent le contrôle direct que Monsanto exerce sur les agriculteurs. Le cultivateur qui achète un sac de semence rR acquitte de surcroît un “droit technologique” et signe un contrat stipulant qu’il ne prélèvera pas, sur sa récolte, de grains destinés à être semés l’année suivante. En 1996, ces droits s’élevaient à 5 dollars par demi-hectare pour les variétés de coton rR les plus utilisées au Texas, 8 dollars dans le Cotton Belt (zone de production intensive), et 40 dollars pour les variétés “gavées” (tolérantes au Roundup et capables de produire la toxine du Bacillus Thuringiensis).

Le coton tolérant au Roundup

Les relations publiques agressives de Monsanto n’ont pas pu masquer les nombreux échecs des cultures transgéniques. La première année de culture du coton rR en est le plus criant exemple. Les rendements ont été désastreux. En juillet 1997, dans le delta du Mississippi, les planteurs de coton commencent à signaler des plants chétifs, des capsules prématurées ou malformées. En octobre 1997, le Département de l’agriculture et du commerce du Mississippi avait enregistré 19 plaintes de cultivateurs du comté de Coahoma. “Apparemment tous ceux qui ont semé ce truc ont un problème”, déclare Steve Cox, l’un de leurs avocats. “Cela va des capsules en bec de faucon à la perte pure et simple du fruit.” Des planteurs de l’Arkansas, de la Louisiane, du Tennessee et du Texas se plaignent aussi.

Monsanto a tenté d’expliquer ces résultats par un printemps froid, pluvieux, suivi d’un été sec et chaud, suggérant, de plus, que les agriculteurs n’ont pas épandu l’herbicide correctement. “Ils nous ont accusés, ils ont accusé Dieu pour le climat, soupire un planteur. Mais ils ne s’accusent pas eux-mêmes. Il y a 10 000 salariés chez Monsanto, pas un ne m’a appelé pendant cette épreuve pour me parler.” Des experts auprès du gouvernement soutiennent qu’on a mis les variétés sur le marché sans les avoir observées trois ans, comme il est d’usage. Un directeur de recherches au ministère de l’Agriculture (USDA) qui souhaitait étudier une petite livre de semences (de quoi ensemencer 50 m2) n’a pas pu le faire, au prétexte que les sociétés de distribution n’avaient pas de surplus.

Avec l’échec du coton transgénique rR, Monsanto s’est enferré dans des imbroglios juridiques. La société a d’abord conclu un accord avec un groupe de 55 planteurs portant sur un dédommagement de 5 millions de dollars. Mais, le 12 juin 1998, le Conseil d’arbitrage des semences du Département de l’agriculture et du commerce du Mississippi, jugeant que le coton résistant au Roundup “n’était pas conforme aux allégations et aux promesses de l’étiquetage”, condamne Monsanto ainsi que ses deux filiales, Delta and Pine Land et Paymaster Technology, à verser plus de 1,9 million de dollars aux agriculteurs (non concernés par le premier accord). La décision étant révocable, Monsanto refuse de payer. La société a déposé une requête en révision. Des plaintes identiques ont été déposées par les agriculteurs de l’Arkansas devant le Conseil d’arbitrage des semences de l’Arkansas.

Suite à cette première année catastrophique, Monsanto a annoncé qu’elle retirait du marché 5 cultivars [variété résultant d’une sélection, d’une mutation ou d’une hybridation] de coton rR dont la semence était de mauvaise qualité. Elle continue cependant de commercialiser du coton transgénique. En 1998, il s’est vendu de quoi ensemencer 400 000 hectares de coton rR sous licence Monsanto.

Le soja tolérant au Roundup

Les organisations non gouvernementales (ONG) s’opposent avec vigueur aux cultures tolérantes aux herbicides. A l’automne 1996, les négociants ont commencé à exporter du soja transgénique américain vers l’Europe et ailleurs. Les importations ont reçu l’approbation de la Commission européenne, alors même que les modalités d’étiquetage des organismes génétiquement modifiés (OGM) dans l’Union européenne (UE) n’étaient pas définies. Les manifestations et les blocages des cargaisons par Greenpeace, les Amis de la Terre et d’autres ONG ont poussé l’opinion à exiger l’étiquetage du soja transgénique. A ce jour la controverse n’est pas close, puisque l’UE impose la mention “soja transgénique” seulement lorsque ce dernier a été détecté dans un produit.

En dépit de ces batailles, aux Etats-Unis, 85 sociétés proposaient des semences de soja rR au printemps 1998. Il s’en serait vendu de quoi ensemencer 15 millions d’hectares dans le monde. Les rapports commerciaux font état de quelque 12 millions d’hectares, soit trois fois plus qu’en 1997, un tiers de la plus grande surface jamais plantée en soja qui était de 36 millions d’hectares environ.

La betterave tolérante au Roundup

Les ONG se sont aussi battues contre l’introduction au Royaume-Uni de betteraves tolérantes aux herbicides. En décembre 1997, le British National Insitute of Agricultural Botany (BNIAB, Institut de botanique agricole) a annoncé l’arrivée des betteraves rR en 2001. Dernier verrou légal, l’autorisation de mise sur le marché que doit accorder le ministère de l’Agriculture. [La betterave transgénique n’est toujours pas commercialisée en Europe ; en France, c’est l’une des deux plantes, avec le colza, soumises à un moratoire de deux ans depuis 1998.] C’est pourquoi l’association Genetic Concern s’est pourvue contre la légalité des essais préalables, récusant les permis de l’Agence de protection de l’environnement irlandaise, datant du 1er mai 1997 et autorisant Monsanto à planter la betterave rR en plein champ à Carlow.

L’instruction a révélé que l’Irlande n’avait pas respecté sa propre procédure d’autorisation des essais, en agréant l’évaluation en milieu ouvert et n’avait pas pu satisfaire au “risque zéro”, notamment sur les effets de cette plante sur la santé humaine et l’environnement. Le recours se fonde sur une directive du Conseil de l’Europe de 1990 relative à la dissémination des OGM, le décret de 1993 de l’Agence de protection de l’environnement irlandaise et la réglementation des modifications génétiques de 1994. Récemment, la Haute-Cour irlandaise n’a pas reconnu le bien fondé des arguments de l’association.

Le colza tolérant au Roundup

Les cultures tolérantes aux herbicides ont transgressé les règlements canadiens. En 1997, le Canola rR Monsanto a représenté un cinquième du colza semé au Canada. Le semencier canadien Zenica multiplie les semences en Nouvelle-Zélande, de quoi, pour 1998, couvrir 1 million d’hectare au Canada, soit 300 000 de plus qu’en 1997. Pourtant, au printemps 1997, Monsanto a dû reprendre le colza de deux variétés de Canola rR (distribuées sous licence par Limagrain), le contrôle de qualité ayant révélé que les graines contenaient du matériel génétique non autorisé. Quelque 60 000 sacs de semences, vendus dans trois Provinces, Manitoba, Saskatchewan et Alberta, ont été rappelés. En Alberta, 2 agriculteurs qui avaient déjà semé ont retourné leurs champs, obtenant de Monsanto des dédommagements dont le montant n’a pas été pas révélé.

Cet incident aurait dû rappeler au gouvernement canadien le principe de précaution qui doit prévaloir en matière de cultures transgéniques. Pourtant, la Commission de recommandation des semences de l’ouest du Canada a approuvé, en février 1998, l’enregistrement de 10 nouvelles variétés de colza Canola - 5 variétés sont des Canola rR, dont 2 multipliées en Argentine.

Du maïs tolérant au Roundup ?

La première année de culture du maïs rR est 1998 ; elle portait sur 375 000 hectares aux Etats-Unis selon les estimations. La majorité des plantes provient d’Amérique du Sud, surtout d’Argentine et du Chili. Comme toute plante transgénique, ce maïs rR a soulevé les passions à travers l’Europe, et dans l’industrie semencière elle-même. En octobre 1997, Pioneer-Hybrid, premier fournisseur de semences de maïs aux Etats-Unis, a ainsi annoncé qu’il ne les distribuera pas, les contraintes et les prix proposés par Monsanto dépassant les bénéfices pour ses clients agriculteurs. Au même moment, Rhône-Poulenc, géant français de la chimie, intente un procès à DeKalb Genetics et à Monsanto, concernant les droits sur les gènes rR du maïs.

[Monsanto vient d’être condamné par une cour de Caroline du Nord à verser à Rhone-Poulenc 65 millions de dollars.] DeKalb, qui a acheté, en 1994, les gènes rR à Rhône-Poulenc afin de les incorporer au maïs, n’aurait pas l’autorisation de vendre ou de céder ce matériel génétique. Pour Rhône-Poulenc, ce transfert illégal s’est effectué lors des négociations de licence entre DeKalb et Monsanto et l’exploitation du maïs rR viole deux brevets. Le détournement aurait été découvert à l’occasion de deux demandes d’enregistrement du maïs par Monsanto au ministère de l’Agriculture américain. La situation devient encore plus confuse, le 11 mai 1998, à l’annonce de l’achat par Monsanto de DeKalb, l’un des grands fournisseurs américains de maïs hybride, rachat dont la conformité à la loi antitrust fait l’objet d’une enquête par le ministère de la Justice des Etats-Unis(qui vient de déclarer légale cette acquisition).

Comme si ce n’était pas assez, les agriculteurs qui exploitent le maïs rR rencontrent des problèmes d’exportation. L’UE n’a pas donné son accord complet pour l’importation de maïs rR . Devant les réticences de l’opinion publique, Al Gore, vice-président des Etats-Unis, ainsi que des représentants du ministère de l’Agriculture ont aussitôt fourni une béquille à Monsanto, déplorant que l’Europe, si elle n’autorisait pas l’importation de maïs transgénique, mette en péril 250 millions de dollars d’exportations.

La France a répondu qu’elle ouvrirait la voie à l’entrée du maïs transgénique en Europe, plutôt que d’engager une guerre commerciale à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). [Par arrêté du 3 août 1998, la France a inscrit ce maïs au catalogue des variétés végétales lui permettant d’être commercialisé en UE. Un recours devant le Conseil d’Etat de plusieurs ONG françaises pourrait annuler cette inscription.]

Ainsi, malgré les mauvaises récoltes, l’opposition virulente de l’opinion, l’impact sur la santé, sur l’environnement et sur les nombreuses incertitudes scientifiques, Monsanto fonce tête baissée pour imposer ses semences innovantes, qui promettent tant de profits. Il faudra la volonté conjugée des militants, du public et des responsables de la politique internationale pour arrêter la prolifération de cette nouvelle technique et de ses dangers.



La technologie Terminator :Menace sur la sécurité alimentaire du monde

"The Ecologist" (Londres)

La dernière technologie proposée par Monsanto rend absurdes ses prétentions à nourrir les affamés. Au contraire, elle menace le fondement de l’agriculture traditionnelle : la sauvegarde des semences d’une année sur l’autre. Pis, le “cocktail de gènes” qu’elle met en oeuvre augmentera les risques de contamination de la chaîne alimentaire par des toxines et des allergènes nouveaux.

En 1860, cinq bonnes années avant la publication par l’abbé Gregor Mendel de son obscur mémoire sur la génétique des petits pois, qui fut à l’origine des méthodes dites “modernes” de l’amélioration des plantes, un certain major Hallett, de Brighton, mettait en garde les agriculteurs et ses confrères semenciers contre l’utilisation abusive de ses céréales “à pedigree”, sous peine de “sanctions sévères”.

Mais ses semences n’étaient pas brevetables, et il ne pouvait pas grand-chose contre les agriculteurs qui, après avoir acheté ses variétés de blé, les semaient, sélectionnaient les meilleures graines pour les planter l’année suivante et obtenaient leur propre variété spécialement adaptée au sol, au relief et au climat local. Ce n’est qu’en 1908 que George Shull découvrit les réelles intentions du major Hallett : créer une arme biologique capable d’empêcher les cultivateurs de garder les semences et de les réutiliser. Baptisée “hybridation”, un délicieux euphémisme, elle conduisit les agriculteurs à croire qu’en croisant deux plantes parentes éloignées on créerait une “vigueur hybride” qui augmenterait tellement les rendements que la stérilité des graines de la récolte en serait largement compensée. De nos jours, de la Californie au Kazakhstan, la quasi-totalité des épis de maïs cultivés est constituée d’hybrides contrôlés par l’un ou l’autre des géants de la semence.

Exactement quatre-vingt-dix ans après les révélations de Shull, l’un de ces plus puissants semenciers, Monsanto, se bat pour contrôler la technique de monopolisation des graines la plus drastique depuis l’hybridation. Contrairement à ce qu’il était possible de faire en 1860, on peut aujourd’hui breveter un principe vivant. Le 3 mars 1998, le ministère de l’Agriculture des Etats-Unis s’associait à un petit producteur méconnu de semences de coton, Delta and Pine Land., pour acquérir la licence n° 5 723 765 (Technology Protection System, TPS).

En quelques jours, le sigle TPS devenait connu dans le monde entier sous le nom de technologie “Terminator”. Son objet avoué est de disséminer des plantes dont la descendance s’autodétruit - des semences-suicide. Terminator est un parfait exemple du génie génétique appliqué à l’agriculture et donne un aperçu des forces mises en jeu dans la guerre que se livrent les grandes sociétés pour s’approprier la vie.

Cette technologie arrive à point nommé pour sauver les multinationales si longtemps maltraitées par des agriculteurs peu soucieux d’abandonner douze mille ans de savoir-faire en matière de sauvegarde et d’amélioration des graines ! Ceux-ci achètent la semence une fois, et puis ils se débrouillent tout seuls. On a tenté de les en empêcher à coups de brevets et même de détectives de chez Pinkerton [grosse société de détectives privés chargée par Monsanto de vérifier si les agriculteurs réutilisent les semences].

En vain. Terminator, en revanche, fournit en quelque sorte un brevet biologique, renforcé par le génie génétique. Souvent les petites communautés agricoles des pays en développement n’ont pas d’autre choix que de sélectionner leurs propres variétés, face au peu d’intérêt et de compétences des semenciers publics ou privés pour des environnements souvent difficiles. Comme dans le cas des vieux hybrides, la technologie Terminator et ses semences-suicide obligent les agriculteurs à des achats pour chaque semis. Et, de surcroît, Terminator saborde la conservation communautaire de la biodiversité. Il n’y a plus rien à conserver. C’est la “bombe à neutrons” de l’agronomie.

Les hybrides

Quand on a redécouvert les lois de Mendel, en 1900, des semenciers cupides ont monté des stratégies pour obliger les agriculteurs à remettre sur le marché, à chaque culture, l’argent qu’ils gagnaient avec peine. Bien que le concept d’hybrides ait évolué dès 1908 avec George Shull, il faut attendre l’année 1924 pour que le premier maïs hybride soit mis sur le marché, par Henry A. Wallace. Le même Wallace crée deux ans plus tard la plus importante société de semences du monde, Pioneer Hi-Bred, encore contrôlée à ce jour par la famille fondatrice.

Il deviendra ministre de l’Agriculture, puis vice-président des Etats-Unis, en 1941. Il s’était fait le champion de la foi, sinon scientifique, du moins incontestée, en la “vigueur hybride”, source du filon d’or qu’était devenu le maïs avec ses récoltes “à faire péter les boisseaux”. De nos jours, toutefois, des chercheurs et économistes respectés comme Jean-Pierre Berlan, de l’INRA, en France, Richard C. Lewontin, de Harvard, et Jack R. Kloppenburg Jr., de l’Université du Wisconsin, contestent ce dogme, arguant que la sélection classique du maïs donnerait de meilleurs résultats que l’hybridation si elle bénéficiait des mêmes crédits. Le seul avantage des hybrides réside, selon eux, dans le profit qu’en tirent les grandes sociétés.

Les hybrides : comment ça marche

Les semences hybrides sont la première génération (F1) de semences résultant du croisement de deux lignées distantes d’une même espèce. La graine reproduit les gènes dominants favorables des deux parents à cette génération. Les graines produites par cet hybride F1 peuvent se révéler stériles ou dégénérées - en ce sens qu’elles ne transmettent pas les traits appréciés chez l’hybride. L’agriculture industrielle essaie rarement les graines d’un hybride, à cause de la mécanisation et des marchés qui imposent une récolte homogène.

Cependant, les agriculteurs de régions pauvres telles que le Brésil prennent ces semences hybrides de deuxième génération (F2) comme matériel améliorant qu’ils croisent à leurs variétés traditionnelles. Par ce moyen, ces cultivateurs, souvent des femmes, que ce soit au Brésil, au Burundi ou au Bangladesh, sélectionnent les caractères génétiques favorables sur leur marché. Les cultures les plus hybridées sont le maïs, le coton, le tournesol et le sorgho.

Les céréales à petits grains, riz, blé, orge, avoine, seigle, et les légumineuses comme le soja ont résisté longtemps à l’hybridation lucrative. C’est en train de changer. Des hybrides commerciaux de riz ont été obtenus à l’initiative de gouvernements comme la Chine et d’institutions comme la Fondation Rockefeller et l’université Cornell. Les multinationales du grain salivent à leurs trousses. Très récemment, des géants comme Monsanto et Novartis débordaient d’éloquence à propos d’un blé hybride F1. Le blé couvre la plus grande surface cultivée de la planète ; l’émergence d’un monopole sur cette culture grâce aux hybrides, serait une vréritable aubaine pour eux.

Le principe de Terminator : guerre biologique contre les agriculteurs et l’alimentation

Terminator ne sert pas seulement à empêcher les agriculteurs de replanter les graines récoltées. Il est la “plate-forme” sur laquelle les semenciers peuvent arrimer les traits génétiques qu’ils possèdent, gènes brevetés de tolérance à un herbicide ou de résistance aux insectes, pour asservir les agriculteurs à leurs semences et à l’engrenage agrochimique. Terminator est la garantie que, même le cultivateur inventif du Brésil, pour accéder à ces caractères, devra payer chaque année.

La cible de Terminator est, très ouvertement, le marché des agriculteurs des pays du Sud. Delta and Pine a clamé sa satisfaction, dès le premier communiqué sur le brevet TPS, de vendre à l’avenir ses variétés high-tech en Afrique, en Asie et en Amérique latine en toute “sécurité économique”. La société escompte mettre assez de graines Terminator sur le marché, dès les premières années, pour couvrir 405 millions d’hectares - pratiquement la surface de l’Asie du Sud. Terminator n’a été testé que sur le coton et le tabac, mais ses inventeurs sont convaincus de pouvoir l’appliquer à n’importe quelle espèce. Delta and Pine a précisément désigné les cultivateurs de riz et de blé de pays tels que l’Inde, la Chine et le Pakistan comme un marché prioritaire. Selon la société, la valeur de la technique Terminator pourrait atteindre 4 dollars par hectare dans le cas des cultures maraîchères haut de gamme. Le brevet pourrait valoir 1 milliard de dollars.

“La pratique séculaire de sauvegarde des semences désavantage terriblement les agriculteurs du tiers-monde, qui se trouvent ainsi condamnés malgré eux aux variétés obsolètes pour n’avoir pas fait l’effort de cultiver de nouvelles variétés plus rentables.” (Harry B. Collins, vice-président chargé des transferts technologiques, Delta and Pine Land Corporation, 12 juin 1998.)

Terminator : comment ça marche

La technique Terminator est l’application d’un brevet à large spectre sur le “contrôle de l’expression génétique végétale”. Elle se fonde sur l’insertion dans le génome d’un mécanisme de suicide déclenché par un stimulus externe spécifique. Résultat pour la génération suivante : les graines s’autodétruisent par auto-intoxication. Le stimulus préféré - la gâchette - est un antibiotique, la tétracycline. La version de Terminator la plus courante consiste en l’insertion de 3 gènes dans 1 plante ; une autre version consiste à répartir 2 ou 3 gènes entre 2 plantes, dont les pollens seront croisés. Dans tous les cas, le résultat final est une graine morte à l’autre génération.

Terminator est le cheval de Troie utilisé pour répandre l’agriculture transgénique dans le Sud. Dans des pays qui ne reconnaissent pas les brevets, les grandes sociétés peuvent commercialiser leur marchandise sans crainte pour leur retour sur investissements. En l’absence de réglementation sur la biosécurité, on peut persuader un pays d’autoriser Terminator, au motif que cette technologie est sûre et que les traits transgéniques ne seront pas transmis à une autre génération, même par pollinisation croisée. Cette supposition est infondée, car, comme pour toutes les manipulations génétiques, on ne peut en prévoir les conséquences directes ou indirectes. Le cocktail de gènes de Terminator risque d’introduire de nouvelles toxines et des allergènes dans l’alimentation des animaux et des êtres humains.

Plus inquiétant, la possibilité que les gènes de Terminator eux-mêmes puissent infecter le génome des plantes cultivées aux alentours et la flore sauvage, y déposant une bombe à retardement. L’inactivation par les plantes du promoteur du gène de la toxine ou l’erreur d’application du stimulus ne peuvent être éliminées.

Entre 15 et 20 % de l’alimentation planétaire est assurée par des agriculteurs pauvres qui sèment leurs propres graines. Ils nourrissent ainsi quelque 1,4 milliard d’êtres humains. Terminator “protège” les grandes sociétés en risquant la vie de ces gens. Du point de vue agronomique, son intérêt est nul. Il n’y a aucune raison de mettre en péril la sécurité alimentaire des plus pauvres en jouant à la roulette génétique dans les champs. Que Terminator devienne opérationnel aujourd’hui ou demain, il signifie dans tous les cas la guerre biologique contre les agriculteurs et la sécurité alimentaire.

Mais Terminator présente un autre inconvénient majeur. Cette technique, en effet, peut être utilisée comme une sorte d’interrupteur pour “réveiller” ou “endormir” tel ou tel caractère. En théorie, du moins, on peut imaginer de traiter ainsi des semences exportées, dont la maladie programmée serait d’abord indécelable, puis débuterait en présence de tel produit ou de telles conditions. Cette forme de guerre bio-économique contre l’alimentation est un sujet de conversation très apprécié dans les cercles militaires et sécuritaires.

Terminator rencontre “l’ogre”

Deux mois après l’obtention du brevet Terminator par le ministère de l’Agriculture américain et Delta and Pine Land, Monsanto rachète cette société. L’annonce de la transaction de 1,76 milliard de dollars intervient le 11 mai 1998, au milieu des négociations concernant la Convention sur la diversité biologique à Bratislava [Slovaquie].

Terminator se trouvait au centre des débats quand les délégations ont appris la nouvelle par la presse. Du jour au lendemain, la délégation américaine (qui n’avait pas prononcé un mot, ne serait-ce que pour défendre son ministère de l’Agriculture pris sous le feu des critiques à cause de Terminator) enfourche le cheval de bataille de Monsanto. Ce zèle n’étonne pas quand on sait que d’anciens conseillers du président Clinton à la Maison-Blanche émargent sur les listes d’appointements de la société et que Mickey Kantor, représentant des Etats-Unis lors de l’Uruguay Round, siège lui, au conseil d’administration.

L’amélioration des plantes a beaucoup progressé depuis 1860 et les ambitions du major Hallet. Cette année-là, à la Foire du Wisconsin, quelques mois avant que le major ne mette ses semences “à pedigree” sur le marché, l’orateur principal mettait en garde les agriculteurs et les scientifiques contre les nouvelles techniques éloignant les premiers de leurs cultures.

Le sujet du jour était certes l’emploi du moteur à vapeur en agriculture - il n’était pas contre, mais se demandait quels intérêts cela pouvait servir, rappelant le but de l’agronomie : offrir une vie décente aux agriculteurs et assurer la sécurité alimentaire. Le gouvernement Clinton ferait bien de s’inspirer des conseils d’Abraham Lincoln avant de livrer les agriculteurs du monde entier à l’esclavage de Terminator.

En terminer avec Terminator

Les organisations de base et les Etats ont le pouvoir d’arrêter Terminator. La réglementation internationale et les accords intergouvernementaux permettent d’interdire par des moyens légaux cette technique. Voici quelques opportunités :

1. Delta et le ministère de l’Agriculture américain ont sollicité un brevet mondial. La demande pourrait et devrait être rejetée au motif que son objet est contraire à la morale publique, Terminator détruisant la biodiversité et menaçant la sécurité alimentaire. Les gouvernements sont en droit de refuser ce brevet, même aux termes du très controversé chapitre TRIPS, sur la propriété intellectuelle, des accords de l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Ce faisant, ils interdiront aussi (conformément aux accords) l’exploitation de la technique par des tiers sur leur territoire.

2. Des pressions pourraient être exercées (aux Etats-Unis et à l’étranger) pour empêcher le ministère de l’Agriculture de céder le brevet à la société. En fait, cette administration, que l’annonce du brevet a elle-même surprise, devrait soumettre son brevet à l’USPTO (US Patent and Trademark Office) pour vérification de sa conformité avec l’éthique.

3. Plus de 100 Etats ont signé la Convention sur la prohibition du développement, de la production et du stockage d’armement toxique et bactériologique, et leur destruction (1972). Ils doivent exiger l’abolition de Terminator, outil de guerre bio-économique qui menace non seulement les populations rurales, mais les ressources alimentaires et agro-économiques nationales.

4. Le Groupe consultatif sur la recherche agricole internationale (CGIAR ), le plus important réseau mondial des producteurs de variétés de plantes cultivées, devrait élaborer une motion contre Terminator et s’interdire de l’utiliser.

5. Lors de sa réunion de mai 1999, le sous-département des sciences et techniques de la Convention sur la diversité biologique devait proposer une résolution sur le danger de Terminator pour la biodiversité agricole et appeler à son interdiction. Une telle résolution donnerait du poids aux efforts nationaux pour faire interdire le brevet et la technique dans le cadre des accords sur le commerce mondial. [Bien que les Etats-Unis ne soient pas membres de la Convention, la délégation américaine a fait pression pour empêcher tout accord. Résultat : chaque pays est libre d’établir un moratoire sur cette technologie.]

Ricarda A. Steinbrecher* et Pat Roy Mooney**

* Ricarda A. Steinbrecher, généticienne et biologiste, coordonne la campagne Test Tube Harvest (récolte en tube à essai) du Women’s Environmental Network ; elle est directrice scientifique du Genetics Forum au Royaume-Uni et conseillère en biotechnologie de plusieurs organisations non gouvernementales.

** Pat Roy Mooney a travaillé plus de trente ans, dans diverses organisations, sur l’impact du commerce international et du développement sur l’agriculture et la biodiversité, et a publié plusieurs ouvrages sur le sujet. Il vit à Winnipeg, au Canada, où il occupe les fonctions de directeur exécutif de RAFI [Rural Advancement Foundation International].



Les vases communicants entre Monsanto et l’administration

"The Ecologist" (Londres)

Traditionnellement, les hauts fonctionnaires de la FDA, l’agence qui surveille les aliments et les médicaments, aux Etats-Unis, soit ont occupé un poste important à Monsanto, soit sont appelés à le faire. Dans ces conditions, comment s’étonner que la société soit autorisée à mettre des produits dangereux sur le marché ?

L’évolution des manipulations génétiques, du laboratoire au marché, a certes été rapide : à peine une décennie. Cependant, le gouvernement des Etats-Unis, qui en était conscient, a délibérément omis de légiférer.

Tandis que le génie génétique franchissait les barrières naturelles entre espèces, accélérant les processus de mutation des plantes et des animaux, l’industrie agroalimentaire s’est rendu compte que d’ennuyeux règlements risquaient de freiner le rythme des nouvelles découvertes et donc leur rentabilisation commerciale. Le gouvernement américain s’est laissé convaincre par la cause industrielle.

Au lieu de fonder sur le principe de précaution des règles strictes protégeant la santé et l’environnement, il a bricolé un système à partir des méthodes de calcul de risques propres à l’industrie et ne reposant que sur sa bonne volonté. En pleine bagarre économique avec le Japon pour la suprématie sur les techniques de pointe, les législateurs virent dans le génie génétique un moyen de conserver aux Etats-Unis leur suprématie mondiale en matière agricole. L’Etat fédéral n’allait pas passer des lois risquant de désavantager Washington sur le marché à venir des biotechnologies.

Les premières recommandations sur les re-cherches en génie génétique furent élaborées en 1976 par les Instituts nationaux de la santé (National Institute of Health, NIH), organismes purement consultatifs, sans pouvoir de décision. Dès le début, les NIH s’alignèrent sur les règles coutumières de la communauté scientifique et de l’industrie, créant un précédent qui restera le modèle. A mesure de l’engagement des sociétés dans le génie génétique, les NIH émirent des recommandations sur les essais en champ et sur la production en masse d’organismes génétiquement modifiés (OGM). De 1977 à 1978, seize projets de lois sur le génie biomoléculaire ont été soumis au Congrès : tous ont été rejetés. Les recommandations des NIH, établies pour la recherche médicale et pharmaceutique, sans principe de précaution, restèrent en ce domaine les seuls mécanismes de régulation pour les recherches en biotechnologie.

Au début des années 80, l’industrie agroalimentaire travaillait sur des plantes, des médicaments vétérinaires et des animaux transgéniques, en l’absence de toute règle sur leur mise au point, leur vente ou leur utilisation. Cette “déréglementation”, chère aux présidents Reagan et Bush, a enfanté les “règles” actuelles sur les OGM, y compris dans les aliments. La priorité du gouvernement concernait d’abord les bénéfices industriels et ensuite la sécurité publique. Des autorités comme les ministères du Budget, de l’Intérieur et du Commerces, ou le Bureau de politique scientifique et technique de la Maison-Blanche avaient à coeur de ne pas entraver l’essor du génie génétique et de ne pas envoyer de “mauvais signes” à Wall Street. Sous George Bush, le Conseil de la concurrence, présidé par le vice-président Dan Quayle, partageait l’opposition de la bio-industrie à une réglementation rigoureuse ou à une surveillance étroite par les agences fédérales.

Le résultat : une loi cadre sur les biotechnologies en 1986. Sa philosophie inspirée par les sociétés voit dans les manipulations génétiques un élargissement de la sélection végétale et animale classique et, dans les OGM, rien de différent, fondamentalement, des organismes naturels. Le gouvernement décidant que les agences fédérales existantes sauront réglementer les produits transgéniques les leur confie selon leurs attributions, qui se chevauchent. Ainsi, la FDA (Food and Drug Administration) aurait autorité sur les OGM dans l’alimentation et la pharmacie, le ministère de l’Agriculture sur le génie génétique appliqué aux cultures et au bétail, l’EPA (Agence de protection de l’environnement) sur les organismes transgéniques lâchés dans la nature pour contrôler les parasites, et les NIH sur ceux qui affectent la santé publique. Ce faisant, l’administration s’épargnait l’élaboration de lois fédérales sévères ou la création d’une agence spécialisée.

Bilan de cette politique : des gouffres d’incompréhension entre agences, de nombreuses lacunes réglementaires et une confusion générale sur qui décide quoi. Plus grave, on a établi cet édifice sur les prémisses erronées que les organismes transgéniques ne seraient pas différents des produits agricoles et alimentaires conventionnels.

En réalité, pour produire des aliments transgéniques, les chercheurs prélèvent des gènes d’organismes vivants, comestibles ou non, afin de les introduire dans un autre organisme dont ils modifient le patrimoine génétique d’une façon impossible par voie sexuée. Ce procédé élimine des protéines de base, en rajoute d’autres, altère le génome de façon plus ou moins prévisible. Or, du moment que les gènes nouveaux ou modifiés proviennent d’un aliment reconnu, l’Etat fédéral applique les textes en vigueur sur les additifs naturels. C’est ainsi que l’administration, dans la plupart des cas, n’est tenue à aucune précaution lors de l’évaluation des OGM, considérés sans danger jusqu’à preuve du contraire.

Jusqu’en 1994, l’incapacité du gouvernement à établir des règles de sécurité quant aux bio-manipulations semble manifeste. Une association de chercheurs, l’UCS (Union of Concerned Scientists), qui surveille l’industrie et la réglementation, souligne les lacunes du prétendu “cadre juridique qui”, déclare-t-elle en février 1994, “ne jouit pas de l’autorité statutaire nécessaire pour superviser l’ensemble des produits et activités du génie génétique. Là où une telle autorité existe se pose la question du respect des directives et règlements.” Par exemple, une directive de 1992 de la FDA permet aux sociétés de mettre sur le marché des aliments transgéniques sans essais d’innocuité ni autorisation. La pertinence de l’intervention de l’administration avant la commercialisation d’un produit reste à la discrétion de la société qui expose son dossier “en audience privée”, à moins qu’elle ne juge elle-même qu’il pose “un nombre important de questions de sécurité”.

Dans l’agro-industrie, le détournement du peu de lois existantes par des sociétés telles que Monsanto est un exercice courant. Les agences fédérales établissent les normes à partir des données mêmes des entreprises qui souhaitent mettre un produit sur le marché. La recherche des effets à long terme sur la santé n’est pas systématique. Plusieurs sociétés, au fil des ans, ont falsifié ou dissimulé des travaux ou des résultats, de sorte que leur produit apparaisse inoffensif.

L’Etat fédéral protégeant ces renseignements comme secrets industriels, il est impossible aux citoyens de les examiner. Ainsi des agences fédérales défendent-elles quelques intérêts mercantiles, bafouant le droit de tous à la santé et à la préservation de l’environnement.

La législation dévoyée

Le laxisme juridique en matière de manipulations génétiques continue de servir les majors de l’agro-industrie et de la biotechnologie, mais, au fil de son essor, cette corporation s’est livrée, en certaines circonstances, à d’ironiques volte-face pour réclamer un contrôle plus strict.

Depuis le début, les petites équipes, profitant de l’incurie réglementaire, développent et commercialisent des produits transgéniques à un rythme soutenu. Les grands groupes comme Monsanto ou Ciba-Geigy absorbent ces petites sociétés l’une après l’autre et développent à grands frais leurs propres secteurs de recherche et de marketing. Les géants de la bio-industrie sont ainsi parvenus à dominer le marché des aliments transgéniques, renforçant leur emprise sur l’alimentation mondiale.

Forts de leur position, ces groupes ont réellement encouragé l’élaboration de règles en apparence sévères, mais quand cela les arrangeait. L’exigence d’une pléthore de données scientifiques coûteuses élimine de la compétition les laboratoires ou les semenciers plus modestes, en produisant dans l’opinion l’illusion que les OGM sont soumis à des tests rigoureux qui en garantissent l’innocuité.

En 1995, par exemple, Monsanto a fait campagne contre une provision du budget de l’EPA, qui ôtait à l’agence le pouvoir de réglementer les plantes transgéniques contenant des toxines de la bactérie Bacillus thuringiensis (Bt). Les aliments transgéniques venaient juste d’arriver dans les supermarchés. Monsanto savait bien que n’importe quelle intervention de l’EPA qui laissait croire qu’on surveillait les manipulations génétiques découragerait la contestation écologiste. De plus, la mise sur le marché des produits transgéniques Bt serait soumise à un parcours d’obstacles que seules de riches entreprises pourraient franchir. Les données qu’elles seules auraient fournies seraient plus facilement manipulées pour satisfaire aux évaluations de l’EPA. Sans concurrence, le marché allait leur appartenir.

Les scandales de la FDA et des vases communicants

L’histoire du premier produit transgénique commercialisé est exemplaire de la façon dont les OGM, bien que redoutables, ont été banalisés aux Etats-Unis. Il s’agit de l’hormone de croissance bovine recombinante (HCBr) de Monsanto. Des études indiquent un effet cancérigène chez les humains et pathogène chez les vaches, notamment des infections mammaires et des troubles de la reproduction. Scandales et protestations ont accompagné l’élaboration et l’autorisation de l’hormone transgénique. Pourtant, un savant dosage de soutien gouvernemental, de science industrielle et de relations publiques grassement financées a préparé la dissémination générale d’un premier OGM dans la nourriture de la nation américaine.

A chaque étape du parcours, du développement, de l’évaluation, de l’autorisation et de la commercialisation de la HCBr, la FDA et Monsanto ont joué un jeu qui exposait le public à tous les dangers. Toutes les deux ont caché des informations vitales sur les effets nocifs du produit, dissimulé qu’elles étaient juge et partie, bâillonné ceux qui posaient des questions trop pertinentes ou faisaient connaître la vérité. La FDA a déclaré le lait enrichi à la HCBr sans danger avant même de disposer d’importants résultats des recherches sur son innocuité.

Quand il est apparu que la présence de la HCBr dans le laitaugmentait le taux d’IGF-1, un facteur de croissance similaire à l’insuline soupçonné d’être cancérigène, l’administration était déjà trop compromise pour changer d’avis ou poser de nouvelles questions sur les effets de l’hormone chez l’homme. Pour justifier sa décision, qui datait de plusieurs années, la FDA s’est appuyée presque exclusivement sur les données de Monsanto, très critiquées dans le milieu de la recherche publique, où nombre de scientifiques ont souligné, en vain, la nécessité d’études plus vastes et à long terme.

En 1991, un chercheur de l’Université d’Etat du Vermont (UVM), où Monsanto a investi 500 000 dollars en travaux sur la HCBr, ébruite l’état alarmant des vaches soumises au traitement, qui souffrent de mastites et mettent au monde des veaux malformés. Le directeur des recherches avait déjà distribué à la presse et aux législateurs de l’Etat un rapport préliminaire montrant que la HCBr n’avait aucune incidence sur la santé des vaches.

L’Office fédéral de vérification, le General Accounting Office (GAO), ouvre alors une enquête. La FDA rechigne à lui remettre les rapports d’expériences de Monsanto; d’autres données cruciales lui sont refusées par l’UVM et monsanto. Réalisant que celle-ci a eu tout le temps de maquiller les résultats douteux, le GAO laisse tomber cette investigation sans espoir. Des années plus tard, l’UVM publiera des études dans un effort de transparence destiné à rassurer l’opinion. Et, en effet, la HCBr s’y révèle pathogène pour les animaux.

A l’intérieur même de la FDA, des voix se sont élevées contre le laxisme dans l’évaluation de l’hormone recombinante. L’agence les a ignorées. Elle a renvoyé un de ses cadres, qui avait levé le voile sur la corruption des procédures d’autorisation de produits pharmaceutiques. Richard Burroughs, du Centre des sciences vétérinaires de la FDA, a été chargé des dossiers d’autorisation de mise sur le marché, de 1979 jusqu’à son licenciement en 1989. En 1985, M. Burroughs a dirigé les recherches sur la HCBr dont il s’est occupé durant presque cinq ans. C’est lui qui a rédigé les protocoles de recherches relatives à la sécurité des animaux et qui a revu les données que les exploitants de la HCBr, y compris Monsanto, soumettaient à la FDA.

En 1991, M. Burroughs a décrit au magazine gastronomique “Eating Well”, le vent de changement qui soufflait à la FDA au milieu des années 80. “C’était comme une mode : celle d’approuver à tout prix. On est passé d’une ambiance un peu universitaire de recherche indépendante à l’idée fixe : approuver, approuver, approuver.” C’est dans cette atmosphère qu’ont été analysées les données sur la HCBr. Selon M. Burroughs, la FDA n’était pas du tout préparée. Ce premier produit transgénique pour animaux soumis à son approbation dépassait les compétences de la plupart des salariés. Plutôt que de l’admettre, la FDA a “couvert des études et des décisions absurdes” ; les fonctionnaires “ont supprimé ou truqué les données pour cacher leur propre ignorance”.

M. Burroughs lui-même a affronté les délégués des grandes sociétés qui plaidaient pour l’adoucissement des protocoles des essais sur la sécurité. Il a vu disparaître les vaches malades des statistiques et diverses manipulations visant à supprimer les problèmes de santé et de sécurité. Selon lui, les données non retouchées sur la HCBr entassées dans les placards de l’agence et protégées par le secret industriel composent un tout autre tableau. M. Burroughs récuse cette administration indulgente qui a trahi sa mission de garante de la santé publique pour protéger des intérêts privés.

Il a critiqué la FDA et la procédure d’approbation de la HCBr devant des enquêteurs du Congrès, devant les assemblées législatives de divers Etats et devant la presse. Il a rejeté, au nom de la FDA, des recherches menées par l’industrie qu’il jugeait incomplètes. Ses supérieurs lui ont interdit l’accès à des données sur la HCBr et divers problèmes de santé. Après huit années de félicitations, il a commencé à recevoir des blâmes, entièrement fabriqués, dit-il. Enfin, en novembre 1989, on l’a licencié pour “incompétence”.

Non seulement la FDA n’a pas pris les mesures qui s’imposaient devant les preuves que la HCBr constituait un danger, mais elle a promu le produit Monsanto, avant l’autorisation et après. Ce faisant, elle jouait un double jeu : avocat et juge des aliments transgéniques. Michael Hanson, de l’Union des consommateurs (CU), note que la FDA a défendu la HCBr dans ses communiqués de presse, ses déclarations et sa publication, le "FDA Consumer". D’autres exemples existent de ce double rôle. En 1990, deux chercheurs de la FDA, désireux semble-t-il de dompter la contestation contre la HCBr, publient dans "Science" des résultats de l’industrie et de chercheurs “indépendants” montrant que l’hormone est inoffensive pour les consommateurs31.

Gerald Guest, directeur du Centre de médecine vétérinaire de la FDA, déclare à la revue : “Nous voudrions faire connaître notre version de l’affaire pour montrer notre confiance dans la sécurité du produit. Nous souhaiterions que le public sache que notre décision est mûrement réfléchie, que les faits soient connus et crédibles.” Peut-être M. Guest prend-il ses désirs pour des réalités. Le Pr Samuel Epstein critiquera “cette retape de la FDA en faveur d’un traitement pour animaux qui n’a pas encore été autorisé”. Il ne sera pas le seul à relever que l’agence publie des extraits d’études inédites dans “Science”, sans oser soumettre l’ensemble des travaux à la libre appréciation des chercheurs.

Etant donnés les liens de la FDA et de Monsanto, on comprend que l’agence soutienne l’hormone artificielle. C’est Michael R. Taylor, commissaire adjoint à la politique de l’agence, qui a rédigé la directive d’étiquetage de la HCBr, présentée en 1994. Il y est pratiquement interdit d’établir une vraie distinction entre les produits laitiers contenant l’hormone transgénique et les autres. Afin de ne pas “stigmatiser” le lait à la HCBr, la FDA exige que les étiquettes des produits qui n’en contiennent pas précisent que l’hormone de croissance est identique à l’hormone naturelle.

En mars de la même année, on apprend que M. Taylor avait été employé par Monsanto pendant sept ans comme juriste. Il y avait étudié la constitutionnalité de lois votées par des Etats sur l’étiquetage des produits laitiers à la HCBr . En d’autres termes, il avait recherché les arguments qui permettraient à Monsanto de poursuivre en justice les Etats ou les laiteries qui s’aviseraient de vouloir informer le public de l’absence d’hormones transgéniques dans leurs produits.

M.Taylor n’est pas le seul haut fonctionnaire de la FDA à avoir été employé par Monsanto. Margaret Miller, directrice adjointe du Bureau des nouveaux médicaments vétérinaires, était jusqu’en 1989 l’un des chercheurs de l’équipe Monsanto affectés aux essais sur la sécurité de la HCBr. Suzanne Sechen a travaillé à l’évaluation de la HCBr dans le même bureau de la FDA de 1988 à 1990. Au cours de ses études supérieures à l’université Cornell, ses travaux sur la HCBr ont été financés par Monsanto.

Son professeur était l’un des conseillers universitaires de l’entreprise et un apôtre déclaré de la HCBr. Bizarrement, le GAO, en 1994, n’a vu aucun inconvénient à ces collaborations antérieures de fonctionnaires de la FDA avec Monsanto. Mais ceux qui s’interrogent sur les dangers du génie génétique pour la santé et l’environnement prennent très au sérieux le système de vases communicants établi entre l’industrie et les agences fédérales chargées de rédiger les règlements.

Jennifer Ferrara

Militante basée en Virginie et auteur de livres sur les OGM.

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